mardi 21 mai 2013

Philosophie et Art en maternelle




    Cet article nous est proposé par Eva ABI FADEL, membre de PhiloArt, qui est doctorante en Sciences de l’Education à Lyon2... Sa thèse est intitulée : Une rencontre « philosophique » avec l’art ? Les ateliers Philosoph’art : observations, interprétations, interrogations en France et au Liban.






    Cela fait deux ans que l’association Philosoph’art mène une expérience de philosophie et d’art en maternelle dans une classe de grande section. Un atelier Philosoph’art en maternelle dure en général une heure et il est encadré par un animateur de philosophie avec les enfants et un animateur de pratique artistique. Lors de la première année d’expérience, la pratique artistique menée après l’atelier de philosophie c’était « le théâtre » selon Farida Zekkari, intervenante artistique, spécialisée en théâtre et au cours de la deuxième année, de même des ateliers de clown ont été menés par Camille Formenti, intervenante artistique, spécialisée en art clownesque.




    A noter que ce qui est important dans un atelier de Philosoph’art en maternelle, ce sont les diverses formes qui se multiplient autour d’un même concept : formes verbales (l’atelier de philosophie en maternelle), plastiques (l’exemple du dessin puisqu’il y a toujours un dessinateur qui va dessiner la discussion qui se déroule entre les enfants et l’animateur), artistiques, imagées et corporelles
(« théâtre », « clown »).
 
 
 
    Mener des ateliers philosophiques en explorant des thèmes existentiels avec des enfants âgés de 5 ans et qui possèdent encore des conceptions imprécises des concepts, de leurs signifiants et de leurs signifiés, permettrait une découverte de sens et un développement au niveau des compétences langagières. Il s’agit tout d’abord de proposer aux enfants un lieu d’expression libre et de parole où ils apprennent à prendre la parole dans un groupe, à apprendre à s’écouter, à respecter le point de vue de l’autre, à échanger avec lui, à se faire comprendre, à défendre son point de vue en apportant des arguments à l’appui. Il s’agit d’une dimension démocratique de l’atelier philosophique où la prise de parole est régulée par l’instauration de règles bien déterminés, entra autres, écouter et reformuler l’idée d’autrui, exprimer son accord ou son désaccord avec l’idée de l’autre tout en justifiant sa réponse, si possible.

 
    La première année, l’expérience Philosoph’art a été mené avec 15 enfants de la Grande Section de la maternelle, la 2ème avec 12 enfants toujours de la grande section de la maternelle, les ateliers de Philosophie et d’art ont porté essentiellement sur le thème des émotions (la joie, la tristesse, la colère, l’amour, la honte, l’impatience…), mais cela n’a pas empêché de traiter avec les enfants de sujets comme l’imagination, la beauté, l’existence de Dieu, être seul, être avec les autres,… A noter que dans les deux années d’expérience en maternelle, il s’agissait d’une classe à double niveau et des moyens importants ont été pris en charge par Philosoph’art, et les ateliers se sont déroulés dans un local calme (la bibliothèque de l’école et la salle de musique) ce qui a permis aux enfants de s’exprimer librement et de trouver leur place au sein du groupe.

 

 


    La fréquence des ateliers Philosoph’art en maternelle a été hebdomadaire, et pour assurer un déplacement vers une nouvelle activité en maternelle, qui est celle de Philosoph’Art, un rituel a été mis en place au début de chaque atelier constituant comme une sorte de code, d’une habitude récurrente pour les enfants pour les préparer à cette activité de pensée et de mise en mouvement de la pensée : Tout d’abord, les enfants entrent dans la salle, ils enlèvent leur chaussures et les mettent de côté pour se sentir plus à l’aise et puis l’animateur ou l’animatrice de philosophie avec les enfants met une musique correspondant à la musique du « petit train », les enfants font le train en se mettant les uns derrière les autres et se dirigent doucement vers le cercle philosophique où ils vont prendre leurs places. Lors de chaque atelier de philosophie en maternelle, un enfant est désigné pour dessiner la discussion de l’atelier philosophique, il dessine les idées qui ont retenu son attention et explique son dessin à la fin de l’atelier philosophique. Donc il s’agit de représenter le thème par le dessin, d’où une illustration supplémentaire du thème discuté, le dessin participe aussi de l'écoute et de l'attention portée sur la discussion par le ou les dessinateurs-(parfois deux dessinateurs sont désignés pour dessiner l’atelier de philosophie), la retranscription de la discussion en images nécessite une écoute attentive de la part des dessinateurs, à noter aussi que le dessin a pour fonction de synthétiser les idées avancées pendant l’atelier philosophique.

 


    Au fil des ateliers que j’ai filmés, j’ai remarqué que les enfants progressaient dans la conceptualisation des idées, comme lorsqu’on leur demandait : « C’est quoi l’imagination ? », « Qu’est-ce qui nous fait grandir ? », « C’est quoi l’amour ? », « Dieu, c’est qui ? »… Les enfants définissent les concepts et les idées, les illustrent par des exemples et les sauvegardent dans leurs mémoires pour les explorer ultérieurement sous différentes formes pendant les ateliers Philosoph’art.
C’est ainsi que l’animateur de philosophie avec les enfants part des représentations des enfants pour ensuite les amener à étayer et à approfondir leurs points de vue. C’est tout un travail de découverte de sens et de précision de la pensée.


    Le bâton de parole permet l’organisation de la prise de parole à plusieurs régulation et au cours de la première année d’expérience de Philosoph’art en maternelle, nous avons pu en avoir un exemple flagrant lorsque les enfants se sont arrangés spontanément pour censurer un enfant qui monopolisait la parole en ne lui passant plus le bâton. Donc il y avait eu des stratégies d’évitement de leur part, comme une sorte de révolte qui les a poussées à agir en microsociété comme s’ils voulaient dire : On a le moyen de ne pas subir ça !!


    Les ateliers alternent la pensée individuelle et la pensée du groupe ce qui est fondamental afin de développer la tolérance envers les autres et pour reconnaître leurs douleurs, leurs joies, bref ce tout ce qu’ils peuvent ressentir comme émotions en les amenant à les exprimer et à les verbaliser. De là la diversité des points de vue émerge, ce qui permettrait à l’enfant de réagir face à une idée qu’il identifie comme une résonance, une divergence ou un prolongement à son idée propre. A souligner que le rôle de l’animateur de philosophie avec les enfants est fondamental dans les ateliers Philosoph’art en maternelle car c’est lui qui va étayer pour amener les enfants à se décentrer progressivement à travers son guidage et son questionnement bien élaboré. En effet, c’est lui qui harmonise les idées des enfants en les réunissant ou en les distinguant. Le plaisir de réfléchir individuellement et avec le groupe innerve les ateliers de philosophie en maternelle qui visent à amener les enfants à développer leurs facultés intellectuelles, à se préparer à la vie citoyenne, à développer leur identité personnelle et leur image de soi et les initier à participer à une discussion collective en respectant des règles bien définies à l’avance.

 
    Une fois l’atelier de philosophie terminé, les enfants savent qu’ils vont passer à une pratique artistique (« théâtre » en 1ère année, et « clown de théâtre » en 2ème année) où ils vont être amenés à mimer des émotions et à faire preuve de créativité. C’est pourquoi, et à mon sens, il s’agit plus, quant à la 1ère activité artistique, d’un jeu symbolique que du « théâtre » selon l’appellation de Farida Zekkari : Il s’agit en fait d’un jeu de fiction où l'enfant va avoir une prise sur le réel, le modelant en fonction de ses besoins. C’est à travers le jeu symbolique que l’enfant crée son univers en manifestant et en éprouvant tout ce lui échapperait à l’exprimer en mots, il s’agit d’un langage intime et personnel. L’acmé de ce jeu se situe vers cinq six ans. Le symbolisme se noue le plus possible avec le réel et commence à se socialiser peu à peu à travers les activités de groupe et le développement de l’intelligence qui deviendrait plus rationnelles. Par exemple Farida demande aux enfants de choisir une émotion (la peur, la joie, la tristesse, l’amour, la colère, la surprise) et de venir sur scène pour ouvrir une boîte en exprimant l’émotion de leur choix. Les spectateurs disent quelle est l’émotion qu’ils ont vu et le «comédien » dit si c’est le cas ou non et indique ce qu’il avait imaginé dans la boîte.

 


    La salle pendant la pratique artistique est aménagée de manière à former un espace réservé au public (des bancs ou des chaises réservé aux « spectateurs) et un espace « scénique » réservé au « comédien ». C’est ainsi que les enfants, dans « le jeu symbolique » et dans l’activité du « clown de théâtre », vont acquérir des techniques indispensables au comédien, entre autres :

-la différenciation de l’espace : espace scénique et espace du public, espace des coulisses et espace scénique
-La différenciation des rôles : rôle d’acteur et rôle des spectateurs
-Développement de la conscience de leur propre corps.

    En atelier de clown par exemple, les enfants vont explorer certaines règles du clown de théâtre : le clown regarde le public, les enfants découvrent la technique du regard-public et la palette des émotions. Ils apprennent à jouer un sentiment, ils s’exercent à ressentir dans quel état se trouve leur personnage de clown et quelle émotion il ressent. Ce n’est pas ce que le clown dit ou fait qui est drôle mais ce qu’il ressent. De plus le clown joue, il s’amuse de tout. Ainsi, les enfants s’exercent aux démarches : mise en jeu du corps, transformation de son propre corps en fonction des positions dans lesquelles on se sent bien, accentuer les caractéristiques de son propre corps, ou se transformer en démarches typiques. L’exercice des démarches fait naître différentes émotions avec lesquelles on va pouvoir jouer et inversement : comment chacun marche quand il ressent telle ou telle émotion ? Les enfants découvrent le langage du corps et du visage et apprennent à incarner les émotions : chez le clown, le corps devient émotion, le geste, un poème. C’est ce qui permet à l’art clownesque d’être universalisable. Ainsi, les enfants découvrent que leur corps a un langage pour exprimer l’état dans lequel on est, chacun est invité à trouver sa propre expression. Le clown a en plus de son corps, les expressions du visage et le son, les bruitages, pour exprimer son émotion. - jeu avec les objets : quelle émotion et quel jeu naissent de ma rencontre avec l’objet ? Ce n’est pas comme dans la vie où c’est l’homme qui agit sur les objets, ici, c’est l’objet qui agit sur le clown, le clown est modifié par l’objet : son corps, ses gestes, son humeur, etc.


    Aussi l’autonomie des enfants se développe : ils apprennent à mettre le nez de clown tout seul, à découvrir le rôle de spectateur actif : il doit toujours regarder le clown pour que ce dernier puisse exister à travers le public et développer son écoute du public, il est dans ce sens un spectateur de soutien, les enfants exercent leur regard critique en tant que spectateur et apprennent à donner leur avis et à faire des retours constructifs après le passage des autres, ils développent une écoute attentive.


    Le thème abordé pendant un atelier Philosoph’art en maternelle est global, il est commun à l’atelier philosophique et à l’atelier artistique mais il est exploité différemment dans l’un comme dans l’autre (en atelier philosophique on discute du thème abordé, en pratique artistique, on mime des scripts d'actions et de comportements, par exemple, si en atelier philosophique, on parle du bonheur, de la joie ou de la tristesse, au cours du jeu symbolique, on mime des situations de bonheur ou de malheur et on essaie de jouer les émotions correspondantes.

   « Le jeu symbolique » et le « clown de théâtre » baignent par excellence dans l’univers émotionnel. Et c’est à travers ces pratiques artistiques que chaque enfant va devenir comédien et va éprouver d’une manière plus amplifiée des émotions et des comportements afin de mieux les apprivoiser.

 

    Donc, les pratiques artistiques de Philosoph’art en maternelle sont à la fois un médium et un art : un médium par rapport au thème de l’atelier philosophique, qu'il s'agirait d'exemplifier par d'autres moyens, un moyen en vue d'une fin -il s’agit de refléter le thème de l’atelier philosophique sans poser des problèmes existentiels de manière explicite- et un art puisqu'il s’agit d’une création et d’une acquisition d'habitus artistiques quand les ateliers s'inscrivent sur la durée (production finale, réalisation artistique, spectacle, projet de création).


    Il s’agit ainsi de matérialiser la pensée à l’aide d’une expression palpable d’une émotion, d’un ressenti, d'une individualité. Chardin disait : « On ne peint pas seulement avec des couleurs, on peint avec le sentiment ». C’est ainsi que la palette des émotions constituerait un des produits de base de la pratique artistique. L’artiste alimente son œuvre de son ressenti et de ce qu’il souhaite communiquer aux autres. Chaque émotion se teinterait donc d’une couleur, d’une attitude, d’une représentation pour amener l’individu à s’exprimer en créant (développement de l’expression et de la créativité) sous forme corporelle, imagée, plastique… Il s’agit donc d’engager son expression corporelle au service de la création en mettant sa pensée en mouvement et en exprimant ses émotions tout en prenant conscience de son corps et de sa libre expression.
 
Eva ABI FADEL




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